• L'amour est le plus important.

     

     

    Madame X et moi, nous nous sommes vus plusieurs Jeudis de suite. Comme elle

    fume, je l’accompagnais au fumoir ou dehors, et là, nous parlions.

     

    C’est une personne de grande taille, avec des lunettes qui agrandissent ses

    yeux, un beau regard franc, qui accepte l’amitié que je lui propose. Un tout

    petit reste d’accent Suisse, et une douceur dans le ton qui me rappelle

    quelque-chose, mais quoi ?

     

    « Eh oui, je n’ai pas réussi à m’arrêter de fumer ! Cela doit d’ailleurs être la cause

    de ma maladie… »

     

    Je lui fais remarquer qu’on ne peut pas dire qu’une personne a « le cancer du

    fumeur », la seule chose dont on est sûr, c’est que fumer est mauvais pour la

    santé.

     

    Elle est très au courant de l’évolution de sa maladie, et de son issue fatale.

    Pourtant, le médecin qui la lui a apprise a manqué de douceur :

     

     « Je ne peux plus rien pour vous, vous en avez pour environ trois mois , m’a-t-il

    averti, et c’était il y a deux ans. Il est vrai que j’avais bien dit que je ne voulais

    pas qu’on s’acharne sur moi, que je voulais regarder la réalité en face, mais

    quand même ! »

     

    « Vous savez c’est très difficile d’annoncer ce genre de choses. Les médecins,

    au moins ceux d’ici, font ce qu’ils peuvent... »

     

     Finalement, cela ne lui fait pas peur, surtout qu’elle fait pleine confiance à

    l’équipe médicale pour l’empêcher de trop souffrir. Elle se sent très bien dans

    la maison médicale : les soignants sont toujours souriants et gentils, elle ne

    souffre pas, elle n’a pas besoin de s’occuper de ses médicaments, tout cela lui

    arrive sans qu’elle ait à s’en soucier ! Quand elle était chez elle, c’était la

    catastrophe : elle passait son temps à se demander si oui ou non elle avait bien

    pris ses pillules, elle souffrait de solitude, elle ne parlait plus, mangeait à peine.

     

    « Ici, le moment que je préfère c’est le matin. Je vais toute seule au

    fumoir, et là, en fumant ma première cigarette, j’écoute les petits oiseaux

    chanter sur les arbres alentour. Cela m’émeut tellement que parfois je pleure,

    je pleure, sans pouvoir m’arrêter ! »

     

    « Et pourquoi pleurez vous ? »

     

    « Parce qu’il va falloir quitter tout cela, quand le Patron l’aura décidé ! » (geste

    en direction du ciel).

     

    Donc : les sensations esthétiques sont plus fortes chez les personnes en fin de

    vie. Ce n’est pas une nouveauté, mais une vérification.

     

    « Et dormez-vous bien ? »

     

    « Oui, le soir je me dis que peut-être je ne serai plus là le lendemain matin,

    mais cela ne me fait pas peur. J’aimerais bien mourir pendant mon sommeil ».

     

    Elle a annoncé la nouvelle de sa maladie incurable à ses trois enfants (adultes),

    de façon que sa mort ne les prenne par surprise.

     

    Je remarque ses ongles impeccables, d’un rouge camélia.

     

    « Oui, vous savez quand on fait des chimios, les ongles noircissent, et il faut

    réagir. Le bouche à oreille fonctionne bien, et les copines ont de bonnes 

    recettes : il faut d’abord passer une  couche de vernis dont le but est de

    soigner, puis  compléter avec le vernis chic. Mais ce qui m’ennuie pour le

    moment, ce sont mes yeux : mes lunettes ne me suffisent plus, et je n’arrive

    pas à lire ce petit livre qu’on m’a donné. »

     

    Je lui proposai mes lunettes de presbyte : « Oui, c’est peut-être mieux » . Je lui

    proposai alors de faire des essais de lunettes avec ce que nous avons recueilli

    chez les bénévoles. J’allais chercher trois paires qui me convenaient,

    plus une loupe. Mais finalement cela n’améliorait pas, elle se plaignait de

    tremblements, peut-être dus à son traitement.

     

    Madame X me confie qu’elle n’a pas toujours été heureuse en ménage. Son

    mari était un haut fonctionnaire international. Le mariage s’est terminé par un

    divorce après trente quatre ans de vie commune. Cela l’a fait énormément

    souffrir, elle est tombée en dépression, a fait une tentative de suicide, avant un

    court passage par Sainte-Anne. Elle a fini par en sortir, il fallait bien ! (Son mari

    est maintenant décédé.)

     

    Quand elle regarde sa vie, elle constate qu’elle n’a pas souvent trouvé

    l’amour, le vrai, celui qui vous donne l’impression d’avoir réussi sa vie. Elle

    aimait son mari, mais elle n’est pas sure de la réciproque.

     

    Pourtant si, elle a connu une personne qui l’aimait « gratuitement », c’est à

    dire sans que ce soit un devoir : son grand-père maternel (du côté de

    son père, les grand-parents étaient agriculteurs, et trop stricts, il fallait marcher

    droit, sinon….). C’était un homme très bon, de condition modeste : il était chef

    de gare dans un petit patelin, et élevait des vaches en parallèle ; tout le

    monde le connaissait, et elle lui avait décerné un surnom, comme font les

    enfants quand ils apprennent à parler : « pabotte », un concentré de

    grand-papa et de Ambotte, le village où il vivait. Elle se souvient encore d’avoir

    passé quelques moments, à l’age de cinq ans, assise dans le lit de ses

    grand-parents, en suçant un bonbon : cette image lui est restée comme le

    symbole du bonheur. C’est peut être là aussi qu’elle a pris de goût de

    travailler la terre de son jardin; elle se souvient qu’elle adorait  toucher

    les vers de terre, goût qui lui est complètement passé ensuite !

     

    Ah, ça y est, cette douceur dans le ton, n’est ce pas celui d’une enfant qui

    parle à des grandes personnes qu’elle sait bienveillantes, dont elle sait

    qu’elle obtiendra ce qu’elle veut en y mettant les formes ? Madame X ne

    serait-elle pas restée un peu cette petite fille qui aimait tant son grand-père ?

    Et jouerais-je le rôle de la personne bienveillante ?

     

     C’était donc un excellent départ dans la vie. Malheureusement, cet homme

    si bon mourut bientôt. Avec sa grand-mère, c’était bien aussi, mais pas pareil !

     

    Nous avons parlé de ces années quarante et cinquante, où nous, les enfants,

    étions timides, car n’avions pas souvent la parole ; nous devions « respecter » les

    grandes personnes, mais celles ci n’étaient pas obligées de nous aimer.

    D’ailleurs, parlait-on d’amour, en dehors des églises ? Et encore, dans les églises,

    on parlait bien plus de souffrance que d’amour ! Dans les familles, on mettait

    plutôt en premier l’obéissance !

     

    « Et vos parents, vous n’en parlez pas… »

     

    « Nuls ! »

     

    « Ah tiens ! pourquoi ? »

     

    « Mon papa avait des gestes déplacés avec moi, et je ne pouvais en parler à

    personne, surtout pas à ma mère, si bien que je devais refouler tout cela en moi.

    J’avais trois grands frères, et tout le monde disait que j’étais la préférée…

    J’avais enfoui tout cela dans ma mémoire, jusqu’ à ce que j’écoute à la radio,

    passée la soixantaine, Carole Bouquet parler des dangers que courent les

    enfants… Cela m’a ouvert les yeux et j’ai compris que, finalement, je n’avais

    pas eu de bonnes bases pour démarrer ma vie. Peut-être est ce pour cela

    que je n’ai pas été heureuse en ménage ? »

     

    « Vous savez, quand on se marie, on ne peut pas souvent deviner les « vices cachés » du conjoint, on est tellement à la joie de pouvoir réaliser une famille ! Tenez, moi, je ne m’étais pas douté que…. » 

     

    Et je lui racontais les défauts familiaux que j’avais trouvés dans ma belle famille,

    qui ne m’étaient pas apparus au moment du mariage (dans ma famille, il y a

    aussi des défauts, comme partout).

     

    De retour dans sa chambre j’avisais des dessins pleins de tendresse sur le mur.

    Des coloriages où l’on s’était bien appliqué à ne pas dépasser !

     

    « Ce sont vos petits-enfants ?»

     

    « Oui j’en ai huit, quatre garçons et quatre filles. Quel bonheur ! Pouvoir les

    aimer sans avoir à les éduquer.. »

     

    L’un des dessins était fait sur une page comportant des questions sur la

    destinataire (Madame X en l’occurrence), en caractères d’imprimerie : Nom,

    Loisir préféré. Et la petite fille de dix ans avait écrit, avec son écriture enfantine :

    pour le nom, Mamie, et pour le loisir préféré, Aimer ses petites filles ! (elle

    apprendra plus tard qu’aimer n’est pas un loisir, mais c’était vraiment charmant).

     

    Nous échangeâmes encore quelques propos sur les « cadeaux du ciel » que

    représentent ces chérubins.

     

     

     

    Nous nous sommes revus plusieurs soirs des mois de Mai et Juin, quand elle

    ne dormait pas. Je lui proposais toujours de l’emmener au jardin, et nous

    admirâmes ensemble les pivoines, qui laissèrent ensuite la place aux roses et

    aux hortensias. Dans le ciel passaient en hauteur des escadrilles d’hirondelles,

    avec des cris aigus, tous sur la même note. Nous communiions dans la beauté de

    la nature… C’est bien vrai que les bénévoles reçoivent au moins autant qu’ils

    donnent !

     

     

     

    Eh puis, il fut temps pour moi de m’occuper de mes petits enfants….     

     

     

     

    Ce qu’il y a d’émouvant dans le bilan que tire Madame X de sa vie, c’est que

    l’amour est premier. L’amour « gratuit », qu’elle n’a pas toujours trouvé sur son

    chemin.

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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